Gael Lombart du Parisien m'a interviewé quant à ma perception du film sur Steve Jobs de Danny Boyle.
http://www.leparisien.fr/espace-premium/culture-loisirs/steve-jobs-un-film-qui-deforme-la-realite-selon-un-biographe-02-02-2016-5508689.php
Voici l'article reproduit ici avec l'aimable autorisation de Gael, que je remercie au passage.
«Steve Jobs» : un film qui «déforme la réalité», selon un biographe
Daniel Ichbiah, auteur de «Steve Jobs : Quatre vies», ne goûte pas les libertés prises par Danny Boyle et Aaron Sorkin dans leur long-métrage sur le créateur d'Apple, en salles à partir de mercredi.
Journaliste spécialiste des nouvelles technologies, Daniel Ichbiah publie une nouvelle version de sa biographie de Steve Jobs*, le cofondateur d'Apple décédé en 2011, enrichie de nouveaux témoignages et d'anecdotes inédites.
Il pose un regard critique sur le biopic de Danny Boyle et d'Aaron Sorkin, qui sort ce mercredi dans les salles françaises.
Avez-vous reconnu Steve Jobs dans ce film de Danny Boyle ?
DANIEL ICHBIAH. Non et ça donne à penser que le scénariste, Aaron Sorkin, n'a jamais rencontré Steve Jobs. Ce qui est étonnant, car il n'était pas difficile de le voir. Il suffisait de se rendre à une «keynote». Il manque à Michael Fassbender (l'interprète du rôle principal, ndlr) cette grandeur qu'avait Steve Jobs. Il a beau être nominé pour un Oscar, il n'habite pas le personnage. En plus, Boyle n'a pas du tout cherché à le rendre physiquement proche. Fassbender ressemble à un yuppie actuel, avec ses cheveux en arrière, alors qu'en 1984, Jobs sortait de sa période hippie, il était un peu coiffé à la Beatles. Dans ce sens, je préfère le précédent biopic, «Jobs» : Ashton Kutcher était beaucoup plus ressemblant. A de nombreuses reprises, Aaron Sorkin triche avec les dates. Le Steve Jobs qu'on voit en 1998, quand le film s'achève, au lancement de l'iMac, a les cheveux courts et gris. Or, à cette période, Steve Jobs avait une coupe type «employé de bureau», les cheveux plutôt noirs. Il était souvent habillé d'une veste et n'arborait pas ce look «blue jean» qu'on voit dans le film. Ce qui me choque surtout, c'est ce qu'ils ont fait du personnage de John Sculley, le boss de Steve Jobs. Un Irlandais pur jus, qui avait une espèce de raffinement, un côté «vieille Europe». Là, ils ont pris un Américain falot, parce qu'il fallait mettre un acteur américain (Sculley est interprété par Jeff Daniels, ndlr).
Au-delà du physique et des dates, trouvez-vous que ça manque de réalisme quant à la personnalité de Jobs ?
Steve Jobs est présenté comme un PDG irascible, têtu, obstiné. Ce n'était qu'une facette. J'étais à la présentation de l'ordinateur NeXT quand Steve Jobs est venu à Paris, en 1990. Je peux vous dire qu'il avait un panache incroyable. Il faut comprendre que c'était quelqu'un d'un peu lunatique. Il pouvait par moment être totalement irascible ou à l'inverse très doux. Steve Jobs avait une vision, une intelligence, une présence d'esprit qui faisait que les gens étaient bluffés. Dans mon livre, un développeur (Ramin Firoozye, ndlr) raconte sa rencontre avec Jobs, à l'époque où ce dernier a quitté Apple pour fonder NeXT. Le développeur lui montre son produit mais a le malheur de se présenter comme un ancien d'Apple. Il se fait copieusement invectiver. Appelé par une secrétaire, Jobs s'absente et le fait ensuite attendre un certain temps. A son retour, il se met au tableau, dessine des croquis et fait une démonstration d'une brillance inouïe sur la façon de lancer le produit. C'était un peu ça, Steve Jobs, il avait une sorte de génie et de brillance tellement stupéfiante que les gens avaient envie de rester avec lui.
Dans le film, il manque aussi tout la philosophie qui sous-tendait sa vie. C'est quelqu'un qui est parti en Inde quand il avait 20 ans pour essayer de trouver l'illumination. Le bouddhisme imprégnait énormément sa vie et les produits qu'il faisait. Sur le fait que le Mac soit blanc avec les lignes épurées, le fait que l'iPod ait le look qu'il avait, ça jouait énormément. Il vivait lui-même dans un environnement assez spartiate, mais très beau en même temps. Ce goût du beau qu'on retrouvait dans les Apple Store, ça venait de sa philosophie.
Trouvez-vous dommage qu'on se concentre davantage sur l'homme que sur l'inventeur ?
Le film est en effet centré sur sa relation avec sa fille Lisa, qu'il n'a pas voulu reconnaître au départ, avant de finalement développer un instinct paternel. Sur ce point encore, le film déforme énormément la réalité. Ça s'est passé beaucoup plus tôt et c'est totalement anecdotique dans son histoire. Il y a aussi une grosse erreur : Steve Jobs n'a pas été viré d'Apple, il est parti de lui-même. Il a été écarté du management, ce qui est une énorme nuance. Comme le film précédent, celui-ci se termine trop tôt. Il aurait au moins fallu montrer le lancement de l'iPhone. On n'assiste pas à l'apothéose de sa carrière. En 2000, Apple ne possédait que 3% du marché des ordinateurs. Windows gouvernait tout. En 2000, si je vous avais dit qu'en 2010 Apple allait dépasser Microsoft, vous m'auriez ri au nez. Ça paraissait totalement impossible.
Qu'est-ce qui manque actuellement à Apple pour faire face à la concurrence ?
Si j'avais un seul reproche à faire à Steve Jobs, c'est qu'il n'a pas forcément assuré sa succession comme il aurait fallu le faire. Je pense qu'il n'a pas eu le cran de chercher un autre Steve Jobs. Tim Cook a bien réussi pour l'instant. Mais il manque quelqu'un en interne qui soit une tête brûlée, qui puisse craquer pour un produit complètement dingue et avoir une aura suffisante pour tenir tête au conseil d'administration, comme Steve Jobs a du s'y heurter lors du projet iMac. Il faudrait un PDG comme Richard Branson ou Elon Musk.
Vous avez écrit de nombreux livres sur la musique. La dimension rockstar de Steve Jobs, est-ce un cliché ou une réalité ?
Il y a une part de vrai. Steve Jobs aimait bien la gloire. Quand il a commencé, en 1981, il était le millionnaire le plus jeune des Etats-Unis. Il a commencé à faire la couverture de magazines et il appréciait ça. Il aimait bien l'univers des stars, il avait la chanteuse folk Joan Baez pour copine. Pour lui, les Beatles, Bob Dylan, les Doors étaient des icônes absolues. Au début des années 1980, il est allé voir Mick Jagger pour lui offrir un Macintosh. C'était une époque où les ordinateurs n'étaient pas très répandus. Pour l'anecdote, le chanteur ne s'y pas intéressé et c'est sa fille qui a joué avec. Je crois que Steve Jobs voulait être reconnu comme un artiste. C'est une chance pour lui d'être né à San Francisco. Peut-être que s'il était pas né sur la côte est des Etats-Unis, il n'aurait pas été immergé dans cette culture hippie qui fait partie de l'histoire d'Apple.
*«Steve Jobs : Quatre vies» de Daniel Ichbiah, Editions Delpierre, janvier 2016.